En janvier 2017, la cérémonie d’investiture du nouveau président Trump est moquée car regroupant moins de citoyens que celles de ses prédécesseurs. Vexée par cette participation faible, l’équipe du président Trump inaugure dans la parole publique de la droite américaine l’expression de "faits alternatifs" en affirmant que c’était "la plus large audience à avoir jamais assisté à une investiture – point final".
Plus récemment, en France, les déclarations de la ministre de l’Éducation nationale sur les raisons de la scolarisation de ses enfants dans une école privée contestée rappellent qu’effets de langage et politique font bon ménage.
Quel éclairage les sciences du langage apportent-elles sur ces phénomènes ? Comment la gestion de crise de l’affaire Oudéa-Castéra peut-elle illustrer ces situations de communication ? Quelle place pour les citoyens dans cet exercice ?
La langue en situation de crise politique
11 janvier 2024, Amélie Oudéa-Castéra se voit élargir son portefeuille ministériel avec la responsabilité de l’Éducation nationale. Une affaire politique à rebondissements commence dès lors. Le 12 janvier, Médiapart révèle que la ministre a choisi Stanislas, "un établissement privé ultra réac pour ses enfants". Interpellée le jour même, lors de son premier déplacement, elle justifie ce choix en évoquant :
"la frustration de ses parents – mon mari et moi, qui avons vu des paquets d’heures qui n’étaient pas sérieusement remplacées. Et à un moment, on en a eu marre comme des centaines de milliers de familles qui, à un moment, on a fait le choix d’aller chercher une solution différente".
La version de la ministre est rapidement contredite par différentes sources académiques dont l’enseignante concernée qui précise :
"Je me sens personnellement attaquée. Je n’ai pas été absente et quand bien même cela aurait été le cas, on était toujours remplacé. Il n’y a jamais eu de problème de remplacement à Littré qui est une petite école très cotée".
La presse ajoute que les raisons de ce changement d’école pourraient être liées à d’autres événements, ce que l’entourage de la ministre dément rapidement. La porte-parole du gouvernement déclare "Je ne sais pas si elle a menti". Le soupçon du mensonge apparaît. Le 16 janvier, face à l’Assemblée nationale, la ministre ajoute s’être appuyée sur "le ressenti d’une expérience" et sur "des problèmes d’organisation". Un jour plus tard, lorsqu’on lui pose la question "Est-ce que vous avez menti ?" à la télévision, elle reconnaît que les faits lui donnent tort.
Le champ lexical du mensonge reviendra suite à la publication du rapport de l’inspection académique sur l’école Stanislas. La ministre affirme alors qu’un seul cas d’homophobie a été rapporté à ce jour au sein de l’établissement – situation contestée par Médiapart.
Tentant de clôturer la polémique (en vain, puisque deux autres affaires la concernant éclatent dans les jours qui suivent – contournement de Parcoursup et rémunération à la tête d’une fédération sportive), elle cherche à saturer le débat en recentrant ses prises de parole autour de la politique générale réaffirmée par le président.
"Le président et le Premier ministre m’ont confié un continuum de responsabilités aux synergies nombreuses avec, en son cœur, une ambition : le réarmement civique de notre jeunesse.
Un "réarmement" linguistique éprouvé
Cette séquence est représentative de l’utilisation de formules creuses, voire vides de sens, que l’on associe à "la langue de bois" en politique, et qui illustre la manipulation des mots pour tenter de modifier le réel (tel qu’il est perçu par les citoyens). Ce rapport au réel, qui permet de discuter d’une manière plus complexe la catégorisation entre vérité et mensonge, rejoint pour beaucoup ce que les linguistes Georges Lakoff et Gil Duran ont décrit à propos de Donald Trump. Selon eux, Trump "a transformé les mots en armes. Et il est en train de gagner la guerre linguistique". Ils ajoutent que "le langage peut façonner notre façon de penser". Les auteurs mettent en avant plusieurs techniques, décrites à propos de la communication de Trump en 2018 et que l’on pourrait retrouver dans les prises de parole de la ministre de l’Éducation.
Première technique : utiliser des mots comme des armes. Il s’agit de marteler des termes, dans le but de créer par effet de répétition, de reprise, de viralité, un bain discursif auquel sont soumis les médias comme les citoyens. Dans cette affaire, c’est le champ lexical de l’expérience et du souvenir, avec une tentative d’humanisation ("de maman"), qui tente de recadrer le message polémique comme provenant du ressenti d’une mère. Ceci tendrait à rendre le propos comme possiblement légitime – le ressenti subjectif ne peut être contesté ou vu comme un mensonge.
Seconde technique : nommer stratégiquement ("Strategic name-calling"). Il s’agit d’utiliser certains termes de manière inexacte par rapport aux référents qu’ils visent, et cette inexactitude est stratégique. Les mots employés donnent une représentation différente de la réalité. Dans les prises de parole d’Amélie Oudéa-Castéra, on pense au "réarmement civique de notre jeunesse" ou au "choc des savoirs". Ces expressions désignent des réformes en matière d’éducation mais introduisent une connotation militaire énergique. La formule "l’attractivité des métiers de l’enseignement" efface les personnes (les enseignants), l’exercice d’une profession-vocation (le métier d’enseignant) au profit d’une catégorie non-définie (les métiers de l’enseignement) : en faisant cela, la ministre gomme la dimension humaine et incarnée du métier d’enseignant, pour mettre à distance les personnes.
Troisième technique : utiliser des exemples saillants ("salient exemplars"). Il s’agit d’utiliser des cas individuels et généraliser pour faire croire que l’exemple particulier s’applique à un ensemble complet. Dans le cas de la réponse déjà évoquée, "la frustration de ses parents, mon mari et moi, qui avons vu des paquets d’heures qui n’étaient pas sérieusement remplacées", l’exemple particulier est érigé en cas emblématique d’un phénomène général et problématique.
Cet exemple saillant a ici un double avantage : d’un côté il s’intègre à un discours ambiant, familier pour certains parents, afin de créer une certaine empathie avec l’électorat ; d’un autre côté, on peut y voir une tentative de justification de la politique de son prédécesseur sur l’obligation du temps de formation des enseignants en dehors des heures de cours, décision contestée par les syndicats.
Cadrage et sandwich de vérité
Finalement, ces différentes illustrations permettent de caractériser le phénomène de cadrage ou pré-contrainte ("framing"). Le linguiste Georges Lakoff l’explicite ainsi :
"Plus une idée de départ est forte, plus la personne a de chances de l’imposer […] Une fois l’idée implantée, la nier ne sert plus à rien. […] Rendant vain, par exemple, tout effort de fact-checking pour démonter une fake news puisqu’en exposant les faits censés la contredire, le journaliste renforce sans le vouloir le cadre initial, qui est faux".
L’observation linguistique faite dans le cas d’Amélie Oudéa-Castéra laisse à penser que le même procédé est à l’œuvre. Les éléments de langage déployés renvoient vers un langage "alternatif", qui a pour objectif d’intercaler différentes "couches" d’information, et de proposer un cadrage différent du réel.
Ce phénomène est à l’image de ce qu’a pu décrire la journaliste politique Danielle Kurtzleben aux États-Unis en constatant que "Trump est passé de faits alternatifs à l’expression d’un langage alternatif". Ce langage alternatif est maintenant repris par une part importante de la classe politique.
Lakoff, comme solution à ce procédé de manipulation, suggère la technique du "sandwich de vérité" :
"Commencez d’abord par la vérité que la personne essaie de cacher. Vous tirez ça au clair et puis ensuite, vous montrez ce qu’elle essaie de cacher par son mensonge. Vous pouvez dire ce qu’est le mensonge en peu de temps et de mots. Et ensuite, vous revenez à la vérité".
Cette technique du "sandwich de vérité" permet à ses utilisateurs (journalistes comme citoyens) de repérer le vrai du faux à l’intérieur d’une information, et d’exercer leur esprit critique vis-à-vis des discours, politiques notamment, malgré les difficultés pour y faire face. Mais comme nous l’avons vu avec les stratégies linguistiques mises en œuvre par Amélie Oudéa-Castéra, il est aussi primordial de prendre en compte la manière dont le réel est présenté, à travers le choix des expressions et du vocabulaire.
Ainsi, si l’éducation aux médias est déjà un enjeu éducatif, tout comme la prise en compte des cultures numériques, une sensibilisation aux enjeux linguistiques de l’information consoliderait davantage encore l’esprit critique. C’est ce que font des linguistes comme Noam Chomsky, Georges Lakoff ou dans le contexte du français, Laélia Véron. Cette dernière y participe de manière humoristique en posant la question de ce qu’implique la métaphore du "réarmement de l’école" , loin de l’image d’une école indépendante et humaniste.
Grégory Miras, Professeur des Universités en didactique des langues, Université de Lorraine et Julien Longhi, Professeur des universités en sciences du langage, AGORA/IDHN, CY Cergy Paris Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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